San Antonio, Texas.

Sur les plans officiels, la pièce sans fenêtres, située près du toit de la tour de verre surplombant les eaux calmes de la rivière San Antonio, n’existait pas. Même les inspecteurs de la ville ignoraient sa présence. La société de sous-traitance qui avait bâti les murs insonorisés, posé les lignes électriques séparées et les verrous de sécurité ne s’ouvrant qu’à la voix, avait été assez grassement payée pour garder le silence. S’ils avaient trouvé bizarre de construire une porte secrète dans le mur de la douche d’une salle de bains privée, ils avaient évité d’exprimer leur opinion.

Le décor de la pièce était aussi fonctionnel que celui d’un laboratoire. Des murs beiges sans décoration. Une banque de récepteurs d’ordinateurs IBM et d’unités de disques durs, un coffre-fort à documents et un bureau au centre. Un homme était assis devant un des ordinateurs, son visage dur éclairé par la lumière froide de l’écran surdimensionné. Il feuilleta quelques pages de documents et de photos et s’arrêta sur une série de dessins.

Il cliqua sur le curseur qui agrandit un dessin particulier et zooma sur une section de l’écran, ses yeux bleu sombre enregistrant chaque détail. Satisfait d’avoir vu le dossier en entier, il le sauvegarda sur une disquette et pressa la touche d’impression. Tandis que l’imprimante à grande vitesse ronronnait, il mit la disquette dans une enveloppe qu’il alla enfermer dans le coffre. Il rassembla les feuilles imprimées dans un dossier beige, passa la porte installée dans la douche, entra dans son bureau par une autre porte et appuya sur la touche d’un Interphone.

— J’ai besoin de quelques minutes. Tout de suite, dit-il.

— Il a le temps, maintenant, répondit une voix féminine. Dix minutes entre deux rendez-vous.

L’homme quitta le bureau avec le dossier et traversa un dédale de pièces aux moquettes épaisses. Il était grand, au moins un mètre quatre-vingt, plus très jeune, mais sa seule concession à l’âge était sa chevelure argentée coupée court et un léger affaissement de ses épaules musclées. Son corps athlétique était encore souple et dur grâce à un régime alimentaire Spartiate et beaucoup d’exercice. Il souriait rarement et ne fronçait pas souvent les sourcils, de sorte qu’il avait peu de rides autour de la bouche et des yeux, comme s’il s’était fait tirer la peau au-dessus de ses mâchoires carrées et de ses pommettes hautes.

L’étage était réservé aux bureaux administratifs de la société et seuls pouvaient y accéder ceux dont la main et la voix avaient été mémorisées. Tous les autres services se trouvaient à d’autres étages et il ne rencontra personne avant d’entrer dans le vaste salon de réception. Du sol au plafond haut, cette pièce était décorée de tons brun rouge, marron et vert aux motifs répétés de flèches stylisées et de dessins indiens, sur les tapis et les murs. Derrière la réceptionniste, une tapisserie un peu abstraite représentait des silhouettes à la peau brune et des plumes géantes de quetzal tellement entrelacées qu’il était difficile de dire si la tapisserie représentait un sacrifice humain ou une réunion mondaine. La réceptionniste se tenait derrière un bureau qui paraissait flotter sur une mer moquettée d’orange et de brun et ne se souciait guère de la scène tissée derrière elle.

L’homme s’arrêta devant le bureau et, sans dire un mot, regarda une porte épaisse en bois sculpté de dizaines de silhouettes tordues et tourmentées, comme la vision qu’un paysan pouvait avoir de l’enfer.

— M. Halcon va vous recevoir, dit la réceptionniste, une femme entre deux âges choisie pour son affabilité, son efficacité et sa loyauté indéfectible.

La porte sculptée s’ouvrit, donnant sur un bureau en angle presque aussi vaste que le salon de réception et où la décoration reprenait le thème de l’Amérique centrale. Halcon se tenait devant une porte-fenêtre et tournait le dos à la porte d’entrée.

— Monsieur, si vous avez une minute...

Halcon se tourna à demi, montrant un nez aquilin fiché sur un visage étroit et pâle dont le profil lui avait valu son surnom dans les arènes.

— Entrez, Guzman, dit-il.

Guzman traversa la pièce et vint se tenir près de Halcon, plus jeune que lui. Halcon avait la quarantaine et dépassait Guzman de trois ou quatre centimètres. Il était ascétiquement mince et paraissait presque délicat. Mais, comme tout ce qui le concernait, il ne fallait pas se fier aux apparences. Pour se plier à son rôle d’homme d’affaires, il avait coupé sa mèche de matador et ses rouflaquettes à la Valentino et mis au placard son habit de lumière. Cependant, son onéreux costume sur mesure cachait mal le corps cruel du matador connu sous le nom d’El Halcon, le Faucon, qui avait utilisé sa vivacité et sa puissance pour mettre à mort des dizaines de braves taureaux. S’il y avait eu quelques doléances de la part des aficionados qui avaient suivi sa brève, mais fulgurante carrière, c’était qu’El Halcon tuait les bêtes avec une efficacité glaciale et manquant de passion. À une autre époque, il eût été un bretteur à la lame mortelle, qui aurait transpercé le cour des hommes et non des taureaux.

— Savez-vous pourquoi j’ai décidé de construire ce bureau particulier, dans ce lieu particulier, Guzman ?

— Si je pouvais me permettre de deviner, Don Halcon, je dirais qu’il offre une vue parfaite sur la plupart des propriétés de votre société. Halcon gloussa.

— Voilà une réponse directe et honnête, telle que je l’espérais de mon bon vieux gardien, bien qu’elle ne soit pas flatteuse. Je ne suis pas un de ces nobliaux gardant l’oeil sur ses terres.

— Acceptez mes excuses, Don Halcon. Je n’avais pas l’intention de vous offenser.

— Vous ne m’avez pas offensé. C’est un raisonnement naturel, mais erroné.

Son sourire disparut et ses paroles prirent le ton coupant que les hommes dangereux donnent à leur voix.

— J’ai choisi ce bureau pour une seule raison : la vue qu’il offre sur la Mission San Antonio de Valero. Cela me rappelle ce qui est passé, ce qui est présent et ce qui sera.

Il fit un geste large vers la cité étendue, visible par les portes-fenêtres en verre teinté.

— Je reste souvent là, à réfléchir à toutes les directions inattendues que peut prendre l’Histoire et qui sont drastiquement changées par les actions de quelques-uns. Alamo fut une défaite pour ses défenseurs, mais ce fut le début de la fin pour Santa Anna[6]. Il fut capturé à San Jacinto et il suffit d’un engagement décisif pour que le Texas devînt indépendant du Mexique. La leçon de l’Histoire est claire, n’est-ce pas ?

— Ça ne serait pas la première fois que la mort de martyrs entraîne la chute des puissants.

— Précisément. Et ce ne sera pas la dernière. Ce qui est arrivé une fois peut se reproduire. À Alamo, 183 défenseurs ont lutté contre 6 000 soldats mexicains, ce qui montre que la détermination d’un petit nombre peut transformer le monde pour un monde plus grand.

Il se tut, seul avec ses pensées, les yeux perdus sur la ville tentaculaire. Après un moment, il se tourna vers Guzman comme s’il émergeait d’un rêve.

— Pourquoi vouliez-vous me voir ?

— Une question d’une certaine importance, monsieur. Je viens d’intercepter cette transmission du Maroc vers l’université de Pennsylvanie.

Il tendit le dossier à Halcon.

Celui-ci feuilleta les papiers et s’arrêta sur le dessin.

— Incroyable ! murmura-t-il. Il n’y a pas d’erreur possible ?

— Notre système de surveillance est pratiquement à toute épreuve. Comme vous le savez, toutes les expéditions archéologiques du monde envoient des propositions à notre fondation Time-Quest pour demander des fonds et des volontaires. Nous donnons la priorité à ceux qui présentent un potentiel sérieux. Les ordinateurs accèdent automatiquement à toutes les transmissions des lieux de fouilles vers les bases de domicile et cherchent les mots clé préprogrammés, les fax, les télex et les courriers électroniques.

— Los Hermanos ont un observateur sur place ?

— Oui. Gonzalez est là-bas.

— Excellent, dit Halcon. Il sait ce qu’il doit faire.

Guzman hocha la tête et claqua légèrement les talons. Lorsqu’il se tourna pour sortir, ses lèvres semblèrent se retrousser en un sourire de guingois. Mais ce n’était qu’un effet d’ombre et de lumière causé par la cicatrice qui courait sur sa pommette droite jusqu’au coin de sa bouche.